mercredi 5 mars 2008

ÉQUATEUR • L'eldorado dans les champs de fleurs


Courrier International n° 370 - 4 déc. 1997

Dans la province de Pichincha, les plantations attirent des ouvriers de tout le pays. Les fleurs ont fini par bouleverser la vie tranquille des villages andins.

Une mère avec ses quatre enfants a abandonné son foyer sur la côte équatorienne pour chercher l'eldorado dans le pétale d'une fleur. Elle est montée à 2 900 mètres d'altitude, jusqu'aux cantons de Pedro Moncayo et de Cayambe, province de Pichincha. Situés à quelques kilomètres l'un de l'autre, les deux cantons ne paraissent guère éloignés lorsqu'on est en voiture. Ces kilomètres, elle les a parcourus à pied, sous un soleil de plomb. Elle n'a pas trouvé de travail dans les plantations. Après plusieurs jours de marche et affamée, elle s'est vu confier l'entretien d'une villa à Cayambe. Ravie, elle est entrée, elle a vu les chiens de race et, profitant de l'absence de leur maître, elle en a attrapé un, l'a tué, puis l'a mangé avec ses enfants. Macabre histoire que cette femme a racontée à un policier. "Je ne sais pas si elle a dit vrai. Au début, elle avait l'intention de voler le chien pour le vendre et en tirer un peu d'argent pour manger." Elle aura choisi la voie de la facilité.

Dans les plantations de fleurs comme dans la vie, il n'y a pas de rose sans épines. Installées pour la plupart dans la province de Pichincha, à partir de 1984, ces plantations ont bouleversé la vie de villages peu peuplés, où les gens sont traditionnellement taciturnes, lents comme un yaraví [chant quechua]. Vers 1990, les plantations ont pris un essor considérable. Cette année-là, Tabacundo, chef-lieu de canton de Pedro Moncayo, comptait 12 000 habitants et le canton de Cayambe 30 000. En sept ans, le premier est passé à 25 000 et le second à 55 000.


Au début, si l'on en croit Antonio Toledo, principal actionnaire de l'entreprise Calos, la main-d'oeuvre colombienne était importante, la Colombie ayant trente ans d'expérience dans ce type de culture. "Mais les Equatoriens sont débrouillards, ils apprennent vite." Petit à petit, les autochtones ont pris leurs places, et il est resté très peu de Colombiens, des techniciens pour la plupart. La main-d'oeuvre initiale a été constituée par les habitants de la région, qui considéraient comme une bénédiction le fait que leurs femmes travaillent et augmentent le revenu familial. Mais, avec le temps, la situation s'est envenimée : les autochtones se sont plaints de la pollution, d'être surexploités. Tantôt debout, tantôt accroupis, ils inhalent des produits chimiques, se piquent les doigts, travaillant à un rythme soutenu de 7 heures du matin à 3 heures de l'après-midi, y compris une demi-journée le samedi ou le dimanche. Sans compter qu'on leur impose parfois des heures supplémentaires. Dans ce pays à fort taux de chômage, où les débouchés sont rares, l'espace laissé par les mécontents a eu tôt fait d'être occupé par des travailleurs originaires d'autres régions.

"Certains ont même voulu installer une maison de passe"
Pichincha est la province-jardin qui compte près de 70 % des cultures équatoriennes. "Dans cette zone, il n'y a pas de chômage, mais au contraire une offre d'emploi supérieure à la demande", affirme le maire de Cayambe, Fausto Jarrín. Les salaires des ouvriers sont les plus élevés du secteur agricole. Et, pourtant, cet argent leur file entre les doigts, le coût de la vie à Tabacundo, et plus encore à Cayambe, ayant augmenté au même rythme que celui des fleurs. Auparavant, Cayambe vivait de l'industrie laitière, des moulins et du tourisme. Avec l'essor de la floriculture, c'est devenu une destination privilégiée pour les migrants, et l'économie locale s'en est trouvée dynamisée. Ne serait-ce que sur la route Panaméricaine et sur l'avenue principale, on dénombre vingt restaurants et trois auberges, qui proposent de la bonne viande, des biscuits, du fromage et des truites. La ville possède des grands magasins, et les vendeurs ambulants sont légion. Presque toutes les banques, les sociétés financières et mutualistes s'y sont implantées. Le bâtiment est prospère. La circulation est extrêmement dense. Pour leurs loisirs, les jeunes floriculteurs ont le choix entre six discothèques et diverses animations permanentes. A Tabacundo, un motel a fait planer un temps le spectre du péché sur des villages qui rejettent le commerce du sexe. "Certains ont voulu installer une maison de passe à l'entrée de Cayambe, mais un groupe de grenouilles de bénitier, accompagnées de monsieur le curé, a chassé ces demoiselles et brûlé le local", raconte Iván Barrera, chef du département de Défense de l'environnement, d'Hygiène et de Salubrité de la municipalité de Cayambe. L'année dernière a vu une autre tentative d'implantation à Santa Clara, mais les responsables ont été expulsés par la communauté indigène voisine. Il y aurait une prostitution clandestine, mais personne n'ose la dénoncer. A Tabacundo, une discothèque s'est ouverte. Criant au scandale, les voisins ont fini par y apposer des chaînes et des cadenas, et le commissaire a dû fermer l'établissement. Cette ville a été moins absorbée par le développement floricole.

A l'instar de son milieu, l'homme a changé. Les pères de famille montagnards sont économes, contrairement aux jeunes et aux migrants de la côte, qui aiment faire la fête, écouter de la musique à plein volume, porter des jeans et des chaussures de sport. A Pedro Moncayo, le délit le plus important est le vol de bétail. On enregistre aussi des plaintes pour violences conjugales liées à l'alcoolisme. A Cayambe, la délinquance est désormais celle d'une ville développée : agressions dans les rues, cambriolages, bandes de jeunes. Pour rester fidèle à la tradition, le taux de vol de bétail se maintient à un niveau élevé.

Ainsi va la vie dans les cantons autrefois tranquilles de Tabacundo et de Cayambe.

Mariana Neira
Vistazo




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